Sculpter l'indicible, par Mélanie Drouère, 2013
Entretien avec Djamel Kokene, dans son atelier,
Ile Saint-Denis – Novembre 2012
Propos recueillis par Mélanie Drouère, in "DOUBLE BIND, Djamel Kokene",
ed. Les Ateliers de l'Euroméditerranée, Marseille, 2013
Mélanie Drouère. D'où est venue l'initiative d'inscrire ton projet
artistique dans le dispositif particulier qu'est l'Atelier
de l'EuroMéditerranée ?
M.D: C'est une proposition de l'équipe de Marseille- Provence 2013,
entre autres, de Kenza Sammari
et Juliette Laffon pour l'exposition Ici, ailleurs.
Puis de Nathalie Travers d'Art to be pour réaliser
un AEM et m'accompagner tout au long de
ce projet. J'ai accepté. Pour autant, je me posais
un certain nombre de questions sur les modalités
de mon intervention, puisque l'AEM consistait
à collaborer avec une entreprise ou une institution.
Travailler dans ce cadre m'intéressait aussi, bien
que l'idée d'amener l'art dans les entreprises ait déjà
été proposée. Prenons l'époque de Fernand Léger.
Aujourd'hui, Léger est oublié, mais il demeure une
personnalité à part. Il avait très vite saisi la nécessité
d'instaurer un lien ente l'art et le monde du travail.
Comme il a très vite compris la déshumanisation
en marche, conséquence d'un monde industrialisé
qu'il avait alors anticipé à travers certaines de ses
peintures en se référant au monde ouvrier avec qui
il partagera son art, en exposant dans l'usine.
On n'y fait plus référence. C'est dommage, car en
revisitant certains aspects de son travail, on peut
y trouver des similitudes avec notre époque également
en transformation. Et tout comme dans son travail,
notre environnement n'est-il d'ailleurs pas
démantibulé, fragmenté, visible par parties ?
C'est ce qui m'intéresse, c'est-à-dire désigner
une partie du visible d'un vaste ensemble ou de tel
échantillon, reproduire celui-ci et ne donner
à voir que le fragment d'une totalité.
L'intérêt de ce type de projet est qu'il se construit
dans la découverte et l'échange, avec des apports
mutuels des uns aux autres, en prenant toutefois
garde de ne pas servir de couverture ou cacher
la misère intérieure en redorant le blason et l'image
de l'entreprise ou de l'institution en question.
Toute la difficulté est là.
M.D: Et c'est là aussi l'un des enjeux majeurs des Ateliers de
l'EuroMéditerranée : par ricochets, sensibiliser les gens
aux arts en aménageant sur leur aire de compétences une
proximité avec un processus de création, au sein même
de leur milieu d'activité, là où ils sont performants et
rendent service à la société et a priori ne sont pas inhibés,
plutôt que d'essayer de les amener à la culture depuis
les théâtres ou les lieux d'expositions.
D.K : En effet, d'abord, en fractal, en loupe,
ça crée de nouvelles impressions pour tous, et c'est
enrichissant et, deuxièmement, pour moi aussi, ça
s'inscrit dans une démarche. J'ai choisi le Tribunal
pour cette raison. Et ce n'était pas gagné ! J'ai dû
réinventer mon projet.
Le Tribunal de Commerce étant une institution
juridique qui n'a pas d'argent, c'était une question
sensible, parce que liée au dispositif AEM qui inclut
normalement un partenariat financier mais qui, après
tout, est une forme inventée, à adapter aux réalités
de chaque binôme artiste-lieu. Ce que vous avez fait,
d'ailleurs, et moi aussi, en réajustant mon projet.
Quand une ville devient capitale européenne de la
culture, je trouve qu'en tant qu'artiste invité, il est
difficile de prévoir à l'avance ce qu'on peut apporter
exactement. Il y a une certaine responsabilité.
On ne peut pas proposer quelque chose de la même
manière qu'ailleurs, en faisant l'économie de la
situation géographique de la ville : à Marseille,
on a tout de suite envie de prendre position pour
les quartiers enclavés, les quartiers Nord (d'ailleurs,
j'avais aussi fait une proposition destinée à cette partie
de la ville) ; il y a des choses qui nous échappent,
mais il y a des pôles, des polarités au sein desquels
il faut prendre position. Éthiquement, il faut savoir
ce qu'on fait là. Et ne pas entériner les exclusions.
Marseille est la seule ville en France à avoir un
modèle alternatif à celui du coeur de ville entouré
d'une couronne périurbaine pour les plus pauvres.
L'artiste a un rôle à jouer dans la pérennité de ce
cosmopolitisme. Mon projet, sans qu'il s'intègre
dans les quartiers Nord (il en a été autrement) et
sans être démonstratif, dit cela : l'exclusion, le rejet.
M.D : Tu as fait une maquette. Peux-tu nous la montrer
et nous dire ce qu'est une maquette pour toi ?
Une maquette permet d'avoir une idée sur le projet
de manière assez directe, de le visualiser tout en
sachant qu'elle n'est qu'une façon de l'appréhender
et ne remplace pas la réalisation finale qui est ici
une sculpture.
Ce que je souhaite avec cette sculpture est qu'elle
puisse s'offrir au regard comme objet de perception,
un fragment. C'est sa réalité. Elle est moins une
représentation de la justice qu'une trace d'elle-même.
Il y a l'idée d'un tiraillement de l'équité entre
l'atteinte d'un idéal et sa réalité formelle qui
se retrouve plus généralement dans la recherche
par l'homme d'une unicité collective et la réalisation
de ses désirs purement individuels.
En tant qu'objet de perception, cette sculpture
constitue de mon point de vue un processus à la fois
mental et physique qui questionne les possibles
de l'oeuvre d'art. Il y a là un rapprochement,
un dialogue équivoque entre les règles imposées
par l'homme et pour lui-même, à travers le Droit,
et celles qui régissent l'oeuvre d'art et ses modes
d'apparition. On reconnaît les objets qui composent
cette sculpture mais ce pourrait tout aussi bien être
le mobilier d'une salle de classe, d'une église, avec
ses manquants. Cet objet est d'autant plus étrange
qu'il y a de l'absence. Il m'échappe, et c'est une
bonne chose.
Une ligne, en dialogue avec la sculpture, est
directement dessinée sur le mur de l'espace
d'exposition. Frontière, territoire imaginaire…
ça désigne quelque chose qui n'est pas là. Et puis,
on est dans quelque chose que l'on ne parvient pas
vraiment à nommer.
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